Militarisme et mondialisation

Vision sud américaine de l'impérialisme des Etats Unis
Porto Alegre - Février 2002

I – La mondialisation est, en elle même porteuse de violence car elle accroît les inégalités :

Il est acquis  que la mondialisation est un facteur d’aggravation des inégalités économiques et sociales à l’échelle mondiale. Selon le PNUD, l’écart entre les 20% les plus pauvres et les 20% les plus riches au cours des 30 dernières années est passé, d’un rapport de 1 à 30 à celui de 1 à 80. Deux milliards d’individus sont privés d’eau courante et 790 millions de souffrent de la faim et connaissent la précarité alimentaire. Il manque aux pays en développement 80 milliards de $ par an pour assurer tous les services de base… A savoir que, en 1999, les dépenses militaires se sont élevées à 720 milliards de dollars dans le monde.

Il va de soi que cette situation résulte en grande partie de la privatisation et de la dérégulation des marchés qui, partout à travers le monde, ont provoqué des plans sociaux (au Nord comme au Sud) et ont fait passer les droits sociaux au second plan. Les institutions financières Internationales elles-mêmes, comme le FMI et la Banque Mondiale, ne peuvent plus nier ce phénomène et reconnaissent dans un rapport publié en l’an 2000 que la situation est préoccupante, ce qui ne les empêche pas de continuer leurs politiques dans le sens de la plus grande orthodoxie libérale.

Dans une telle situation, où plusieurs dizaines de milliers de personnes meurent chaque jour de la pauvreté : comment ne pas s’étonner que certains réflexes de survie trouvent une expression violente?

II – Du colonialisme direct on est passé à un colonialisme basé sur une économie de la prédation :

En premier lieu on peut relever que la période post-coloniale n’a pas produit les conditions pour une véritable indépendance politique et économique des pays soi disant décolonisés. La prédation économique qui est le fait des multinationales à travers de très nombreux exemples s’exprime tout d’abord par un prolongement du fait colonial. L’exemple de la France à travers les Réseaux mafieux de la « Françafrique » (Cf; « Les dossiers noirs de la Françafrique » ed. L’Harmattan) est, sur ce point édifiant : corruption des exécutifs étatiques africains accompagnée d’un soutien logistique favorisant les guerres et la répression (coopération militaire et policière), pillage des ressources naturelles au profit des sociétés multinationales, investissements ruineux pour les pays africains mais profitables pour certaines entreprises (Raffinerie ELF au Gabon - qui ne fonctionnera jamais -, basilique de Yamoussoukro en Côte d‘Ivoire, corruption des partis politiques français par le principalement par le biais de leur financement et des « pots de vin »).

Ainsi, en Afrique, le catéchisme missionnaire  a été remplacé par un catéchisme économique. On peut largement s’inquiéter du rôle joué par les Institutions Financières Internationales qui, quasi–systématiquement, ferment les yeux sur l’activité résultant du pillage économique méthodiquement perpétré par les multinationales. On peut aussi s’étonner de leur constance à s’intéresser uniquement à la réduction des services publics et à l’augmentation de leur prix d’accès pour des populations particulièrement démunies.

Malheureusement cette forme de prédation des richesses repose non seulement sur le pillage des ressources, mais génère une activité criminelle : en Sierra Léone, des fonds issus des plans d’ajustement structurel du FMI ont servi à financer en partie une société de mercenaires « Executive Outcome ». Quant à la Banque Mondiale, elle a fait de même en Angola… Comme quoi le bon fonctionnement de l’économie de prédation doit être garanti, même au prix du sang. En Afrique, au cours de ces dernières décennies, les sociétés de mercenaires, les polices privées se sont considérablement développées, les 385 entreprises situées dans 64 pays et produisant des armes légères ont largement profité de cet aspect de la mondialisation financière.

Avec le terme « d’ethnicisation » on a atteint le sommet en matière de rideau de fumée pour gommer les responsabilités des puissances du Nord, que ce soit en Sierra Leone, au Soudan, au Zaïre, au Rwanda ou en Somalie : On peut s’étonner de l’effort irrésistible de nos Etats occidentaux, comme la France ou les Etats-Unis visant à se disculper  tout en intervenant fréquemment pour étendre leur zone d’influence géostratégique, économique ainsi que certains intérêts vitaux (pierres et métaux précieux, pétrole, uranium…).

En matière de néo-colonialisme basé sur la prédation économique - on l’a déjà vu - les Etats-Unis sont bien placés et l’exemple de l’Amérique Latine est particulièrement effroyable. Les mouvements sociaux ont déjà une longue et douloureuse expérience de cette guerre faite aux pauvres au nom de la lutte contre la drogue. En Colombie les paysans, placés dans l´impossibilité  de vivre de leur terre et soumis aux nouvelles politiques agraires ou d‘exportation, ont été conduits à cultiver la coca. Il ont dû subir la répression de l´armée colombienne, puis la répression américaine  qui comprenait aussi l’utilisation de l’arme bactériologique, entraînant la destruction des cultures de coca et pas seulement celle ci : soit plus de 200 000 morts et 2 millions de personnes déplacées au cours de ces deux dernières décennies. Toutes ces exactions ont, bien sûr profité aux  gros exploitants et aux multinationales dans le domaine de l’agro-alimentaire, qui ont trouvé ainsi une façon d’utiliser ces terrains gagnés.

En parlant des Etats-Unis les sud-américains n‘hésitent plus à parler de « démocratie génocide », avec cette violence qui s´exerce par les assassinats, les intimidations, les spoliations que doivent subir les militants syndicalistes ou les populations indigènes, au Venezuela, en Bolivie, au Brésil et plus particulièrement à Alcantara où les Américains entendent installer une base de missiles et expulsent  les populations de leurs terres. Un syndicaliste colombien - présent à Porto Alegre - évoquait pour l’an 2000 le chiffre de 80 personnes assassinées en Colombie en moyenne par jour, en raison de leur engagement politique.

III – Du concept de protection des territoires on a basculé dans celui de la sauvegarde d’un système :

Si, au début du XXème siècle, les conflits armés concernaient presque uniquement des luttes de territoires, dés la fin de la seconde guerre mondiale on est passé à des luttes d’influences pour savoir quel bloc (occidental ou soviétique) allait l’emporter. A l’Ouest nous avons vu la construction d’un discours sur le thème « économie de marché = démocratie ou liberté ». A la fin de la guerre froide on a entendu que le capitalisme libre échangiste serait facteur de paix dans un monde sans frontières où il n’y aurait pas deux pays, sur lesquels on trouve des « Mac Do », qui s’affronteraient  .

Cependant, depuis 1990, les Etats-Unis ont mené plus de soixante interventions militaires hors de leur territoire, contre 50 durant la longue période allant de 1945 à 1990. On peut donc s’interroger sur ce qui fait courir les soldats américains après l’effondrement des puissances de l’Est : depuis la guerre du Golfe, à défaut de construire un modèle fondé sur la paix et le respect du droit international, nous avons de plus en plus dérivé vers un système fondé sur un monde hiérarchisé et dominé par l’unilatéralisme américain.

Par « monde hiérarchisé », il faut voir  le rôle de l’armée américaine dont la mission est de s’intéresser aux intérêts vitaux, rôle qui consiste, non seulement à la défense du territoire des Etats-Unis mais aussi à la protection de tous les systèmes qui permettent aux plus grosses multinationales du monde  de s’approprier les richesses et de continuer à le faire : protection des marchés financiers, protection des réseaux d’énergie et protection par rapport aux classes dangereuses (les victimes de la mondialisation) telles sont les nouvelles doctrines de défense dominantes. Aux autres Etats - soi disant alliés - d’assurer les fonctions subalternes,  comme de mener des opérations de maintien de l’ordre dans des espaces géographiques prédéfinis car, là, il ne s’agit pas d’intérêts intéressant de trop près les grands groupes multinationaux.

Ainsi, par cette nouvelle conception des politiques de défense, les intérêts économiques se retrouvent au cœur des politiques étrangères. Aujourd’hui, l’économie c’est finalement la continuation de la guerre par d’autres moyens ! N’est-il pas inquiétant de vivre dans un monde aussi dangereux où les protectionnismes se mélangent à la libéralisation totale des échanges au gré des rapports de force dans ce que l’on appelle la géo-économie ?

IV – Evolutions de l’industrie américaine d’armements et relance de la course aux armements :

A la fin de la guerre froide, et dès 1986, on assiste à une baisse des budgets de l’armée américaine. Durant les années 90, cette situation va entraîner une profonde restructuration de l’industrie d’armement. Mais, si l’on y regarde de plus près, les dépenses aux Etats-Unis ont diminué beaucoup moins qu’ailleurs  lors des années 90 (-21% aux USA contre –69% dans les pays de l’ancien Pacte de Varsovie). Cette conversion des budgets s’est faite vers l’innovation technologique au détriment des emplois et des infrastructures. Il faut aussi relativiser cette baisse en tenant compte  de la multiplication des recherches d’applications militaires vers le civil. De cette période, la suprématie américaine est sortie renforcée, et en 1999, les Etats-Unis représentaient 36% des dépenses militaires mondiales, contre 3% pour la Russie.

En 1993, l’industrie d’armement américaine s’est caractérisée par le retour puis l’emprise des actionnaires, et trois grands groupes émergeront : Loocheed Martin, Boeing et Raython. Dans l’armement, les fonds de pension et les fonds mutuels trouveront un système d’intérêts lucratifs. Dans les restructurations, ces grands groupes, nouvellement créés, trop gros pour tomber en faillite bénéficieront de l’Etat  qui financera des plans de restructurations, servant finalement à supprimer des emplois.

Dans cette même logique de la financiarisation de l’industrie d’armement, on peut aussi évoquer le très grand pouvoir des grands groupes d’armements américains sur les partis politiques: ainsi, ces groupes de ventes d’armes ont versé, pour les élections présidentielles de 1996, 13,5 millions de dollars aux Républicains et 4, 8 millions de dollars aux Démocrates. Ces chiffres ont été largement dépassés en 2000.

N’y a t’il pas de meilleur investissement que celui de détenir une entreprise dont le principal client (l’Etat) est directement sous son emprise ? La hausse des budgets d’armements se transforme directement en gain pour les actionnaires, au détriment du contribuable. Curieux paradoxe des libéraux qui, durant des années, ont poussé à la liquidation des services publics parce que l’Etat aurait été trop dépensier et qui prônent maintenant la gabegie en matière de défense pour se faire toujours plus d’argent. De 1992 à 1997 l’augmentation des cours des actions dans l’armement a été très supérieure à l’ensemble des autres grands groupes industriels.

L’industrie d’armement bénéficie de fondements solides : ils reposent, au grés des conflits et de la guerre contre le terrorisme, sur la hausse des budgets militaires et la libéralisation des marchés d’armements. Elle se débarrasse d’ailleurs de plus en plus des contraintes onusiennes qui seraient d’intégrer des critères de respect de la démocratie et des droits de l’homme en matière de ventes d’armes.

En 1958 Eisenhower s’inquiétait déjà du danger du complexe militaro-industriel… Dans la nouvelle course aux armements que nous vivons, celui-ci s’est enraciné dans l’économie et la société américaines, et la hausse des dépenses militaires pour les multinationales s’inscrit comme une garantie contre la baisse de la consommation des ménages.

V – L’OTAN bras armé de la globalisation et transatlantisation des industries d’armement :

A la chute de l’empire soviétique, beaucoup d’hommes politiques, en France et en Allemagne s’autorisaient à évoquer l’idée d’une grande Europe qui irait de l’Atlantique à l’Oural. Mais c’était sans compter sur le scepticisme des Américains et sur leur capacité à déterminer leurs besoins propres sur le continent européen, tout en y imposant leur propre rythme. Avec cette emprise des Etats-Unis sur l’Europe, on peut expliquer aisément pourquoi l’élargissement de l’OTAN vers les pays de l’Est s’est réalisé bien avant celui de l’Union Européenne. On peut aussi s’inquiéter de la capacité des Etats-Unis à imposer leurs propres politiques à l’Europe. Ils arrivent, par ce biais-là, à accroître leurs positions pour vendre des armes à l’Est, à se lancer à la conquête du contrôle du continent eurasiatique et às’ouvrir la route du pétrole qui passe par les anciennes républiques soviétiques d’Asie Centrale. On peut remarquer l’aubaine que constitue, pour les USA aujourd’hui, la guerre contre le terrorisme qui permet  de développer leurs bases militaires dans la région. Regardons comment la guerre en Tchétchénie n’a guère perturbé l’acheminement du pétrole à travers son territoire.

Ce qui frappe dans le discours des hommes politiques européens d’aujourd’hui, c’est plutôt l’affirmation de liens très étroits entre l’Europe et les Etats-Unis. Si l’on en croit par exemple les propos d’Alain Richard sur la Défense « le projet européen sert à revitaliser l’Alliance Atlantique » et, pour Javier Solana, « des relations transatlantiques solides et une défense collective sans faille de ses membres sont fondamentales ». On le voit, une vraie complicité existe entre Européens et Américains. Pour les grands groupes industriels de l’armement cette connivence correspond aussi à une convergence d’intérêts économiques et nous participons malgré nous à une intégration économique transatlantique croissante : liens financiers et commerciaux entre les grands groupes multinationaux, même idéologie ultra-libérale tournée vers le marché et les privatisations. Cette convergence d’intérêts se retrouve dans une complicité des grands groupes multinationaux pour exercer leur emprise sur les institutions internationales aussi importantes que l’OMC, le FMI et la Banque Mondiale par le biais de gens désignés par les représentants que nous élisons. Il existe aussi des clubs très influents où les questions militaires ont toute leur place : il s’agit par exemple du groupe Bilderberg où l’on peut sentir un certain esprit de groupe entre ces global leaders de la mort même si une concurrence effrénée existe entre eux, comme on peut le voir sur la question de l’acier ou dans la rivalité entre Boeing et Airbus.

L’autre caractéristique de ce lien entre les USA et l’Europe est bien celui de la suprématie imposée par les premiers qui, en matière de transfert de technologies, font la différence entre les « très bons élèves » (Danemark, Norvège, Angleterre…), « les moyens élèves pas terrible » comme la France où les « Etats voyous » appelés encore « axe du Mal ». Cette suprématie du « Bien absolu » s’exprime aussi par la capacité qu’ont les Américains de dicter leur politique aux Européens :  relance des dépenses en matière de défense, adoption des doctrines de défense du département d’Etat des USA dans la perspective d’effectuer certaines missions auxiliaires. L’ objectif, manifestement visé par les élites américaines, est bien entendu, de garder la supériorité technologique en matière d’armement et d’asseoir leur prétention à être les maîtres du monde.

VI – Guerre informationnelle pour la maîtrise des espaces et guerre de l’information pour la maîtrise des opinions :

Pendant la guerre froide, les militarocrates américains rêvaient d’un bouclier anti-missile appelé encore « Guerre des étoiles ». Après la fin de la guerre froide, ce programme n’a certainement pas été abandonné mais réadapté à la nouvelle donne géostratégique pour se transformer en un « système de défense antimissile de théâtre ». Ce projet pour les USA implique une relance de la course aux armements, une maîtrise totale de l’Espace et donc de s’affranchir de plusieurs traités internationaux.

L’entremêlement des autorités civiles et militaires dans le développement des autoroutes de l’information rend curieusement, les systèmes de défense vulnérables. Le Pentagone, dans son attitude de garder la main s’est orienté vers un programme de contrôle de l’intervention de tous les cybernautes de la planète : le flicage global a commencé.

Cette volonté de contrôle,  on la retrouve aussi au niveau des médias avec cette idée que la guerre doit être aussi vendue à l‘opinion publique. Les plus grands groupes américains de l’armement comme Boeing, Loocked–Martin ou Raython, comme par hasard, contrôlent déjà la majorité des médias américains. En France, la situation est tout aussi catastrophique, avec ce processus de concentration des médias autour de grands groupes d’armement comme Dassault ou Matra Lagardère.

VII - Conclusion

A Porto Alegre, bon nombre de militants s’accordaient à penser qu’on allait vers un processus où de plus en plus les mouvements sociaux seraient amalgamés à du terrorisme. Dans ce contexte où les dominants se situent plus dans la négation des droits de l’homme et la négation du droit international, le combat des mouvements sociaux se situe au plus près des revendications qui visent l’amélioration des conditions de vie  des populations au quotidien… Dans un contexte où la misère et l’oppression poussent de plus en plus à l’action violente légitime, quels moyens le mouvement social aura t’il pour situer sa lutte sur le terrain des valeurs, qui dépassent en qualité celles du modèle libéral, tout en évitant le piège de la criminalisation et de la répression ?

Guillaume Bertrand
Mars 2002

A lire : "La mondialisation armée. Le déséquilibre de la terreur" par Claude Serfati Ed. Textuel, 174 p., 16,80 euros.

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